COVID-19 : Usages numériques et inégalités en période de scolarité confinée

Depuis le 16 mars, l’ensemble des élèves français, de la maternelle à l’université, suivent leurs cours depuis chez eux. Hors de la classe, la fracture numérique s’accentue-t-elle ? Quels facteurs influencent la réussite scolaire ? 3 questions à Etienne Dagorn, doctorant au CREM
Usages numériques et inégalités en période de scolarité confinée

Que signifie l'expression "fracture numérique" ? Est-elle toujours pertinente ?

La fracture numérique est un enjeu contemporain des usages du numérique, retraçant des inégalités d’accès et d’usages des ressources numériques.

Ce concept a été introduit par un chercheur américain en 1995 et popularisé par un discours de Bill Clinton en 1996 « We challenged the nation to make sure that our children will never be separated by a digital divide » qui supposait qu’il y allait avoir une séparation très nette entre les personnes exposées au numérique ou non. Dans les années 1990 très peu de personnes avaient accès à Internet, un peu plus aux ordinateurs. Cette mise en perspective permet de comprendre que les dimensions de la fracture numérique vont forcément évoluer.
En parallèle, en 1995 Jacques Chirac évoquait quant à lui la « fracture sociale » qui signifiait une dichotomie entre ceux qui étaient socialement favorisés et ceux qui étaient défavorisés. Il s’agit d’une même architecture d’idées entre le numérique et le social. Les faits sociaux seraient donc binaires : être riche ou pauvre, connecté ou non. Ces approches reprennent la notion médicale de fracture : quelque chose de mal, d’involontaire et qui se soigne.

Le problème c’est que l’on cherche à agréger la richesse d’un ensemble de comportements individuels à un seul indicateur. Il existe de multiples relations à la technologie que l’on ne peut réduire à un mot. Par exemple, lorsque l’on parle d’une génération de « digital natives », tous les enfants nés dans les années 2000 qui seraient très à l’aise avec tous les outils numériques, on constate que ce n’est pas vrai car ils n’ont pas tous développé les bonnes compétences pour les utiliser pleinement.
Ainsi la « fracture numérique », se définirait comme l’aptitude d’appropriations partagées par tous, en mettant de côté les différents obstacles qui nous amènent à ne pas être « connectés », à ne pas avoir développés de « bonnes pratiques » numériques. Dans ce cas, il suffirait de fournir des ordinateurs et une connexion à Internet à tous les individus pour qu’ils sachent les utiliser. Plusieurs politiques publiques ont visé à réduire cette fracture numérique « de premier ordre » en équipant les élèves et les classes notamment.

Une fois que cette inégalité d’accès aux ressources numériques entre les ménages a diminué, on a constaté qu’il existait une deuxième disparité qui résidait dans les usages. Il s’agit de différence de capabilité sociale, autrement dit comment utiliser efficacement les dispositifs disponibles.
Dans cette optique, on peut affiner la définition de « fracture numérique » en distinguant trois faisceaux :
-    Les infrastructures : y a-t-on accès ?
-    Les pratiques : l’utilise-t-on ?
-    La décision : le non usage est-il volontaire ?
Suivant cette logique, la fracture numérique constitue un problème et il faut lutter contre les inégalités qu’elle engendre. Or, le bien fondé d’utiliser ces ressources n’est jamais remis en question : est-il vraiment nécessaire que l’ensemble des individus ait une parfaite maitrise des outils numériques ? Existe-il des limites sociales dans l’acquisition des compétences attendues ou dans le choix d’adopter ce type de pratiques ? A nouveau, l’analyse binaire ne suffit pas, il s’agit d’un écosystème beaucoup plus complexe. Les usages peuvent se développer à différentes échelles, selon ses propres besoins.
La décision d’être connecté, ou non, dépend de compétences et de volontés individuelles ou de faits macro-structurels :  facteurs institutionnels, économiques, politiques, qui nous amènent à changer nos pratiques.
Dans un récent article, Pascal Plantard, professeur en sciences de l’éducation de l’Université Rennes 2, fait état de quatre niveaux de fractures numériques : (1) l’accès, (2) l’usage, (3) les différents moyens d’interprétation, (4) la socialisation des pratiques selon les groupes auxquels on appartient.

 

Cette analyse peut être transposée au mythe de la société d’information : (1) l’accès à l’information était coûteux et restreint au début. (2) Puis tout le monde a eu la possibilité de s’informer, en choisissant une ou plusieurs sources. (3) Ensuite une même information peut être remise en cause au niveau des faits ou de la méthodologie (4) Enfin la manière dont on s’informe dépend des groupes sociaux dans lesquels on se situe. Cela revient à dire que le terme « fracture » perd son sens car un phénomène social ne peut pas se réduire à une notion stricte.

En conclusion : s’il est toujours pertinent de parler de « fracture numérique », il convient d’en nuancer le sens.

Quel impact le confinement peut produire sur la réussite scolaire des élèves ? Pourquoi ?

L’impact est potentiellement énorme puisque cela toucherait 1,5 milliards d’apprenants dans 188 pays.

Pour retenir un exemple hors Europe, citons le témoignage d’une enseignante en Inde qui contacte chaque jour tous ses élèves habitant dans un bidonville pour assurer ses cours par whatsapp. Cet exemple démontre que mettre en place des dispositifs adaptés rapidement va dépendre de la sensibilité de l’enseignant avec le numérique et de l’environnement social de l’apprenant. Pour les familles, ce sera compliqué d’accéder à ces cours sans disposer des ressources numériques le permettant. Alors qu’en classe cette inégalité est gommée car tous les élèves sont réunis dans un même lieu avec les mêmes moyens.

Le confinement c’est l’inclusion forcée du domaine de l’école au sein des familles, c’est-à-dire que c’est au parent d’assumer les taches des enseignants.

On peut difficilement envisager que l’élève s’auto-motive, étudie seul en utilisant des ressources qu’il maitrise peu. Selon leur sensibilité aux normes véhiculées par l’école, les familles vont agir et s’impliquer différemment. En plus de cet effort, cela va dépendre de la capacité des parents à aider leurs enfants, en termes de connaissances par rapport aux contenus pédagogiques et de disponibilité par rapport à leur activité professionnelle.

Accéder aux cours en ligne peut constituer un parcours du combattant, selon l’équipement (ordinateur, smartphone) et la connexion dont on dispose. Les pratiques éducatives et numériques des parents constituent aussi une source d’inégalités entre les familles qui pèsent sur les élèves.

De surcroît, des recherches, menées majoritairement aux Etats-Unis, sur l'enseignement à distance dans le cadre d’une licence, démontrent que parmi les leviers d’inégalité il faut tenir compte d’autres facteurs. D’une part, l’implication des parents, d’autre part, les variables non observables, à savoir l’organisation, la motivation qui déterminent l’assiduité et la réussite scolaire. L’utilisation des MOOC confirme cette tendance : il est possible d’accéder aux connaissances mais aller jusqu’au bout nécessite un investissement personnel important.

Sur un autre plan, les équipes pédagogiques ont réalisé un exploit : en quelques semaines tous les enseignants sont parvenus à mettre en ligne leurs cours. Pour autant, selon leur aisance avec les outils numériques, la « fracture numérique » impacte la qualité de leurs cours par rapport à leur enseignement en classe.
Concernant les filières professionnelles, quelque soit le cycle, l’apprentissage est basé sur un nombre important de cours pratiques qu’il est impossible d’assurer à distance.

Enfin, l’impact du confinement est à relativiser au vue de sa durée : deux mois d’enseignement à distance risquent peu d’influencer l’ensemble des apprenants. Nous pouvons certes nous inquiéter sur l’impact du confinement sur les trajectoires individuelles puisque cela concerne une cohorte entière d’étudiants. En revanche, des enjeux tels que l’impact du numérique éducatif sur l’environnement ou encore le stockage des données individuelles par des entreprises privées manifestent peu d’intérêt au regard de leurs impacts.

A la lumière de ce "test grandeur nature" que vous avez évoqué dans une tribune parue dans Ouest-France, le numérique serait-il finalement un facteur aggravant de l'inégalité scolaire ?

En effet, en sciences sociales on appelle cela une « expérience naturelle » : un fait aléatoire qui touche tout le monde, intéressant à étudier aujourd’hui et dans les prochaines années.

D’abord, il convient de revenir à la définition du terme « numérique » : quels usages pour quelles ressources ? Les économistes s’intéressent essentiellement aux dispositifs numériques, en classe, à l’école et à la maison, et l’impact de l’enseignement à distance par rapport à l’enseignement « traditionnel ». En l’occurrence, on se focalise donc ici sur l’enseignement à distance, qu’il faut pondérer, comme envisagé précédemment, par les usages éducatifs.

Si on revient sur l’exemple de l'enseignement à distance on remarque aussi que le comportement de l’élève dépend de l’accompagnement dont il bénéficie.

La sphère sociale influe sur la réussite scolaire : l’attention parentale et le confinement induisent donc des disparités éducatives.

Wikipedia est un bon exemple de la différence entre la mise à disposition et l’usage. Cette encyclopédie fournie à tous ne produit pas les mêmes rendus par les élèves.

Avec le confinement, l’élève se retrouve au cœur de l’apprentissage, avec une proposition de programme identique pour tous, sans différenciation possible selon les besoins de chacun. Cela peut accentuer les inégalités scolaires car l’enseignant ne peut pas accorder la même attention qu’en classe.
Au niveau des enseignants, ceux qui ont intégré auparavant les outils numériques dans leur pratique professionnelle sont moins pénalisés que ceux qui ont dû s’adapter dans l’urgence.

A terme, il faudra croiser différentes caractéristiques individuelles des différents acteurs de l’apprentissage que sont l’enseignant, l’élève, le parent pour évaluer l’impact sur l’inégalité scolaire.